Des économistes «atterrés» contre le pouvoir de la finance…

Des économistes «atterrés» contre le pouvoir de la finance

Emmanuel Lévy- Marianne | Mardi 14 Septembre 2010
Alors que les banques viennent de finaliser pour leur plus grand avantage, leur autorégulation, via les accords de Bâle 3, un groupe d’économistes veut faire entendre une autre petite musique. Dans ce manifeste que nous publions ci-dessous, ils dénoncent les fausses évidences qui sont à l’origine de la crise et qui demeurent aujourd’hui encore l’alpha et l’oméga des politiques économiques. Un manifeste qui est aussi une pétition..
Ils ne sont pas énervés. Le terme aurait donné sans doute un peu trop dans la phraséologie « gauchiste». Ils sont simplement « atterrés » par la (non) qualité du débat économique. Philippe Askenazy, Thomas Coutrot, André Orléan et Henri Sterdyniak, les quatre chercheurs à l’origine de la pétition intitulée « Manifeste d’économistes atterrés » ont donc pondu un texte qui liste en 10 points « les fausses évidences économiques (qui) inspirent des mesures injustes et inefficaces ».
Comme la première d’entre elles, « l’efficience des marchés », toutes ont été  érigées en quasi loi de la physique, et fondent, selon eux, une pratique politique qui a montré son échec avec la crise de 2007-2008. Pire, cette « orthodoxie libérale » s’applique avec « une vigueur renouvelée » depuis, inspirant aujourd’hui les plans de rigueur, comme hier les « ajustements structurels » et autres déréglementations.
C’est sous l’égide de l’Afep (rien à voir avec l’association française des entreprises privées, le lobby des multinationales hexagonales, avec qui elle a en partage le même sigle) que ce texte a été élaboré. L’Association française d’économie politique, présidée par André Orléan entend dénoncer, au travers de ce texte, le pouvoir de la finance. Pour les signataires, ce pouvoir est la matérialisation sociale, donc le produit des schémas de pensée qui orientent les politiques économiques depuis trente ans.
Cet hyper-pouvoir, par nature a-démocratique, ce même Orléan l’avait déjà identifié, il y a une dizaine d’années avec son livre « le Pouvoir de la finance » (Odile Jacob). Le professeur y décrivait déjà tous les éléments constitutifs d’une crise financière qui s’est finalement matérialisée avec l’explosion d’une de ses composantes pourtant marginales, les subprimes. Les quatre économistes ne se limitent cependant pas à identifier dix fausses évidences. Ils livrent également 22 contre-propositions qu’ils souhaitent mettre en débat. Si ces 22 mesures ne sauraient« constituer un programme alternatif », ainsi que l’affirme, très précautionneusement le texte, elles en ont pourtant la portée, tant d’un point de vue technique que politique. On aimerait bien connaître le sentiment de Martine Aubry ou d’Eva Joly sur ce squelette programmatique.
D’ailleurs, en conclusion, le manifeste cache moins bien son ambition : « Mettre en débat la politique économique, tracer des chemins pour refonder l’Union européenne. » Il s’agit pour eux de faire du judo : s’appuyer sur la nécessaire remise en cause du pouvoir de la finance pour redonner un projet politique à l’Europe. Bref « dégager les États de l’étreinte des marchés financiers. C’est seulement ainsi que le projet de construction européenne pourra espérer retrouver une légitimité populaire et démocratique qui lui fait aujourd’hui défaut. » Et ils ont même une petite idée sur le modus operendi. Pour eux, « il n’est pas réaliste d’imaginer que 27 pays décideront en même temps », ils poussent donc à une « refondation de l’Union européenne (qui) passera elle aussi au début par un accord entre quelques pays. »
Approfondissement plutôt qu’élargissement, et remise sur l’ouvrage des coopérations renforcées…
De vraies idées, un vrai projet: le manifeste vaut assurément le détour.

10 fausses évidences; 22 Mesures

FAUSSE EVIDENCE N°1 : LES MARCHES FINANCIERS SONT EFFICIENTS
Mesure n°1 : cloisonner strictement les marchés financiers et les activités des acteurs financiers, interdire aux banques de spéculer pour leur compte propre, pour éviter la propagation des bulles et des krachs
Mesure n°2 : Réduire la liquidité et la spéculation déstabilisatrice par des contrôles sur les mouvements de capitaux et des taxes sur les transactions financières
Mesure n°3 : limiter les transactions financières à celles répondant aux besoins de l’économie réelle (ex. : CDS uniquement pour les détenteurs des titres assurés, etc.)
Mesure n°4 : plafonner la rémunération des traders.
FAUSSE EVIDENCE N°2 : LES MARCHES FINANCIERS SONT FAVORABLES A LA CROISSANCE ECONOMIQUE
Mesure n°5 : renforcer significativement les contre-pouvoirs dans les entreprises pour obliger les directions à prendre en compte les intérêts de l’ensemble des parties prenantes
Mesure n°6 : accroître fortement l’imposition des très hauts revenus pour décourager la course aux rendements insoutenables
Mesure n°7 : réduire la dépendance des entreprises vis-à-vis des marchés financiers, en développant une politique publique du crédit (taux préférentiels pour les activités prioritaires au plan social et environnemental)
FAUSSE EVIDENCE N° 3 : LES MARCHES SONT DE BONS JUGES DE LA SOLVABILITE DES ETATS
Mesure n°8 : les agences de notation financière ne doivent pas être autorisées à peser arbitrairement sur les taux d’intérêt des marchés obligataires en dégradant la note d’un État : on devrait réglementer leur activité en exigeant que cette note résulte d’un calcul économique transparent.
Mesure n°8bis : affranchir les États de la menace des marchés financiers en garantissant le rachat des titres publiques par la BCE.
FAUSSE EVIDENCE N° 4 : L’ENVOLEE DES DETTES PUBLIQUES RESULTE D’UN EXCES DE DEPENSES
Mesure n° 9 : Réaliser un audit public et citoyen des dettes publiques, pour déterminer leur origine et connaître l’identité des principaux détenteurs de titres de la dette et les montants détenus.
FAUSSE EVIDENCE N°5 : IL FAUT REDUIRE LES DEPENSES POUR REDUIRE LA DETTE PUBLIQUE
Mesure n°10 : Maintenir le niveau des protections sociales, voire les améliorer (assurance-chômage, logement…)
Mesure n°11 : accroître l’effort budgétaire en matière d’éducation, de recherche, d’investissements dans la reconversion écologique… pour mettre en place les conditions d’une croissance soutenable, permettant une forte baisse du chômage.
FAUSSE EVIDENCE N°6 : LA DETTE PUBLIQUE REPORTE LE PRIX DE NOS EXCES SUR NOS PETITS-ENFANTS
Mesure n°12 : redonner un caractère fortement redistributif à la fiscalité directe sur les revenus (suppression des niches, création de nouvelles tranches et augmentation des taux de l’impôt sur le revenu…)
Mesure n°13 : supprimer les exonérations consenties aux entreprises sans effets suffisants sur l’emploi.
FAUSSE EVIDENCE N°7 : IL FAUT RASSURER LES MARCHES FINANCIERS POUR POUVOIR FINANCER LA DETTE PUBLIQUE
Mesure n°14 : autoriser la Banque centrale européenne à financer directement les États (ou à imposer aux banques commerciales de souscrire à l’émission d’obligations publiques) à bas taux d’intérêt, desserrant ainsi le carcan dans lequel les marchés financiers les étreignent.
Mesure n°15 : si nécessaire, restructurer la dette publique, par exemple en plafonnant le service de la dette publique à un certain % du PIB, et en opérant une discrimination entre les créanciers selon le volume des titres qu’ils détiennent : les très gros rentiers (particuliers ou institutions) doivent consentir un allongement sensible du profil de la dette, voire des annulations partielles ou totales. Il faut aussi renégocier les taux d’intérêt exorbitants des titres émis par les pays en difficulté depuis la crise.
FAUSSE EVIDENCE N°8 : L’UNION EUROPÉNNE DÉFEND LE MODELE SOCIAL EUROPÉEN
Mesure n°16 : remettre en cause la libre circulation des capitaux et des marchandises entre l’Union européenne et le reste du monde, en négociant des accords multilatéraux ou bilatéraux si nécessaire.
Mesure n°17 : au lieu de la politique de concurrence, faire de « l’harmonisation dans le progrès » le fil directeur de la construction européenne. Mettre en place des objectifs communs à portée contraignante en matière de progrès social comme en matière macroéconomique (des GOPS, grandes orientations de politique sociale).
FAUSSE EVIDENCE N°9 : L’EURO EST UN BOUCLIER CONTRE LA CRISE
Pour que l’euro puisse réellement protéger les citoyens européens de la crise nous mettons en débat deux mesures :
Mesure n°18 : assurer une véritable coordination des politiques macroéconomiques et une réduction concertée des déséquilibres commerciaux entre pays européens
Mesure n°19 : compenser les déséquilibres de paiements en Europe par une Banque de Règlements (organisant les prêts entre pays européens).
Mesure n°20 : si la crise de l’euro mène à son éclatement, et en attendant la montée en régime du budget européen (cf. infra), établir un régime monétaire intraeuropéen (monnaie commune de type « bancor ») qui organise la résorption des déséquilibres des balances commerciales au sein de l’Europe.
FAUSSE EVIDENCE N°10 : LA CRISE GRECQUE A ENFIN PERMIS D’AVANCER VERS UN GOUVERNEMENT ECONOMIQUE ET UNE VRAIE SOLIDARITE EUROPEENNE
Mesure n°21 : développer une fiscalité européenne (taxe carbone, impôt sur les bénéfices, …) et un véritable budget européen pour aider à la convergence des économies et tendre vers une égalisation des conditions d’accès aux services publics et sociaux dans les divers États membres sur la base des meilleures pratiques.
Mesure n°22 : lancer un vaste plan européen, financé par souscription auprès du public à taux d’intérêt faible mais garanti, et/ou par création monétaire de la BCE, pour engager la reconversion écologique de l’économie européenne.
Pour lire la totalité du manifeste: Manifeste d’economistes atterres

Pas de réponses

  1. Denis dit :

    La vision de nos économistes atterrés me semblent manquer de singularité et aussi de radicalité face aux problèmes abyssaux auxquels est confrontée l'humanité.
    -> http://www.voie-militante.com/politique/economie/

  2. vrais ou fausse évidence : les avis peuvent diverger.
    toutefois, votre démonstration apporte quelques éclaircissement
    Merci

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