Charlie, comment répondre au défi ?

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Charlie : comment répondre au défi ?
 Notre 7 janvier 2015 est accablant, mais ne doit pas empêcher de mettre en garde contre une privation supplémentaire de libertés qui était déjà là en place, et menace de s’aggraver à toute allure, tel un nœud coulissant.
Tout d’abord, il apparaît crucial de distinguer actions immédiates et décisions de fond. Pour le court terme, la préparation à d’autres actions analogues, ainsi que l’union des citoyens et des représentations restent des priorités d’évidence. Mais cette mobilisation, indispensable, ne saurait justifier la précipitation, la confusion, l’excès dans la prise de mesures politiques ou juridiques susceptibles de porter atteinte et durablement à la citoyenneté républicaine.
Le tremblement de terre des 7 au 9 janvier 2015 devrait ainsi être l’occasion de revenir sur une autre fracture : celle du 24 décembre 2014, à peu près ignorée. Le 24 décembre, en effet, fut signé dans l’indifférence générale le décret d’application de l’article n°20 de la loi de programmation militaire[1]. Qu’est-ce que signifie cette signature ? Que l’on a ouvert en France la Boîte de Pandore de la surveillance généralisée des citoyens, dans toutes leurs activités. Or, il est clair que les événements des 7, 8 et 9 janvier donneront des ailes à l’utilisation massive de ce décret, pour l’équivalent de certaines des mesures du Patriot Act étasunien (26 octobre 2001). À cet égard, si l’on peut comprendre que des mesures exceptionnelles soient prises pour un temps limité, l’on n’acceptera pas que la privation des libertés privées s’impose sans distinction et perdure au-delà d’un certain délai.
Je suggère que l’on s’efforce également d’éviter la myopie sur l’horreur, ce à quoi peuvent aider, parmi d’autres, deux constats récents[2]. Le premier constat est qu’il y aurait eu, lors du mois de novembre 2014, une moyenne de « 168 morts par jour » victimes d’attentats terroristes. Citation précise du rapport britannique source : « En un seul mois, les djihadistes ont réalisé 664 attaques, tuant 5.042 personnes — l’équivalent de trois attaques par jour de la même échelle que les attentats de Londres de Juillet 2005 ».[3] Le second est qu’« il faut de 10 à 12 personnes pour surveiller un suspect 24 heures sur 24 »[4]. Il me semble que, si l’on rapproche l’une de l’autre ces deux informations « quantitatives », l’on ne peut imaginer un instant que l’on va régler (en profondeur et de manière pérenne) l’énormité du « défi » adressé à la Cité France (et à toute autre « République », d’ailleurs) par des moyens principalement fondés sur le contrôle, la surveillance et la répression.
Les remarques précédentes me conduisent aux trois propositions suivantes.
Première proposition — Il apparaît décisif (et enfin possible ?) de mobiliser ensemble, avec un souci partagé de convergence et de pertinence : acteurs et responsables de l’éducation et de la culture, mais aussi de la police et des armées, des services sociaux, de la santé et du secteur pénitentiaire. En effet, quels que soient leurs moyens et leurs points de vue naturellement différents, la tragédie qui secoue la Cité pourrait être une occasion de faire se parler ensemble de ce qu’ils pourraient faire ensemble pour y « répondre » en profondeur : tous ceux qui, précisément, n’ont pas l’habitude (ou le goût) de travailler ensemble, et qui, de par leurs obligations respectives, se trouvent cependant à la croisée des chemins et des solutions elles-mêmes différentes à concevoir et mettre en œuvre.
Deuxième proposition — L’une des conséquences de la mobilisation conjointe souhaitée au point précédent pourrait être l’introduction au sein des filières éducatives (de la maternelle à l’enseignement supérieur) de cours et autres apprentissages (ludiques, sportifs…) de « culture de la paix[5] et de la tolérance », complétés, à partir du Lycée, par des enseignements destinés à la compréhension (théorique et pratique) des enjeux, décisifs pour la citoyenneté républicaine, de la diversité culturelle et du dialogue interculturel[6]. Il serait également opportun de développer au Collège et au Lycée l’enseignement du « fait religieux », ainsi que sa discussion autour de représentations théâtrales[7], de projections de films, d’expositions artistiques et mémorielles, de concerts de musiques religieuses.
Troisième proposition — La République française pourrait faire un autre geste fort, illustrant qu’elle est capable de répondre différemment au terrorisme que par le modèle de « lutte contre le terrorisme » dévastateur et sans issue expérimenté par l’administration Bush-Cheney-Rumsfeld à partir de 2001. Ce geste fort serait de proposer à l’Assemblée générale des Nations Unies de faire sienne et d’approuver solennellement le projet de Déclaration universelle de la démocratie[8], conçu et rédigé par Federico Mayor et Karel Vašák, présenté au Conseil de l’Europe le 8 octobre 2012, signé et soutenu depuis lors par de nombreuses personnalités de la société civile. Ce projet répond en effet, sur le fond, aux principaux problèmes soulevés par les événements des 7, 8 et 9 janvier 2015, et, en particulier, à ceux que l’on peut rassembler sous l’expression de « menaces sur la démocratie ».
 
François de Bernard, philosophe, président du GERM, auteur de La Fabrique du Terrorisme (Ed. Yves Michel, 2008).
[1] Décret n° 2014-1576 du 24 décembre 2014 relatif à l’accès administratif aux données de connexion, https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=13C8AAB55C2E91ED4D846EBC986CC63C.tpdjo06v_1?cidTexte=JORFTEXT000029958091&dateTexte=20150109
[2] Publiés sur la même page 3 du Canard enchaîné du 30 décembre 2014, dans deux articles distincts. Merci à la presse dite « satirique », Canard et Charlie, de nous ouvrir les yeux !
[3] in Rapport de l’ICSR du King’s College de Londres, BBC World Service, The New Jihadism, A Global Snapshot. https://icsr.info/wp-content/uploads/2014/12/ICSR-REPORT-The-New-Jihadism-A-Global-Snapshot.pdf
[4] C’est Nathalie Goulet, sénatrice, présidente de la Commission d’enquête sur l’organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe, qui le déclare. Lire : https://www.senat.fr/commission/enquete/reseaux_djihadistes.html
[5] Puisant dans les expérimentations menées depuis près de deux décennies par Federico Mayor et sa Fondation pour la Culture de la Paix. Cf. https://www.fund-culturadepaz.org/ ainsi que l’article de P. Vermeren précisant l’approche philosophique : https://www.mondialisations.org/php/public/art.php?id=1927&lan=FR
[6] En étroite coordination avec l’Unesco, qui a fait de ces deux questions des axes majeurs de son action depuis le milieu des années 1990, en particulier avec et autour de la Déclaration universelle sur la diversité culturelle de novembre 2001 et la Convention d’octobre 2005 sur la diversité des expressions culturelles.
[7] Comme l’on fait en Allemagne avec la pièce de théâtre Nathan le Sage (1778) de Lessing, grand plaidoyer pour la tolérance religieuse. Cf. sur cette pièce l’étude du philosophe Reyes Mate : https://www.mondialisations.org/php/public/art.php?id=37967&lan=FR
[8] Publié à l’adresse : https://www.mondialisations.org/php/public/art.php?id=35602&lan=FR.

François de Bernard, est également président du Groupe d’études et de recherches sur les mondialisations, il est l’auteur de La Fabrique du Terrorisme (Ed. Yves Michel, 2 008).

Fabrique du terrorisme (La)

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