Que cache la "psychose" de Behring Breivik ?

Article de Jean-Claude Paye, auteur de “L’emprise de l’image: De Guantanamo à Tarnac. ”

Mis en ligne le 15/12/2011 sur le site de la Libre Belgique de Bruxelles

“Les experts ont décrit une personne qui se trouve dans un univers illusoire où toutes ses pensées et ses gestes sont régis par ses illusions.”

Jean-Claude Paye est sociologue

Les rapports psychiatriques, portant sur les attentats de masse, ont l’habitude d’opérer un déni du phénomène social qui est leur objet. La procédure de renversement des faits qu’ils installent est, en elle-même, symptomatique de la structure sociale de la post-modernité.
Remis le 29 novembre dernier, le rapport des psychiatres, sur l’auteur des attaques du 22 juillet en Norvège, était très attendu. Ce Norvégien avait fait exploser une bombe à Oslo, tuant huit personnes, avant de se rendre sur l’île d’Utoeya, où il en avait assassiné 69 autres et blessé une centaine. Le rapport devrait influer sur la suite de l’affaire : un procès ou l’internement psychiatrique.
Le parquet norvégien, citant les conclusions des deux psychiatres, a annoncé que le prévenu était psychotique au moment des faits. Il aurait développé ” une schizophrénie paranoïaque “. Si le tribunal rejoint l’opinion des experts, l’accusé ne pourra être considéré comme pénalement responsable et ne sera pas jugé.
L’absence de procès poserait problème à plus d’un titre. La lumière ne serait pas faite sur nombre de zones d’ombre du dossier, à savoir : la possibilité que le tueur n’ait pas été seul, l’absence de forces de l’ordre sur l’île, l’incroyable lenteur de la police à se rendre sur les lieux ou le fait que le tueur n’ait pas été préventivement intercepté, alors que ses intentions étaient affichées sur le Net et qu’un achat de 6 tonnes d’engrais chimique, un classique en matière de terrorisme, avait été signalé.
Le procureur Svein Holden, a expliqué que ” les experts ont décrit une personne qui se trouve dans un univers illusoire où toutes ses pensées et ses gestes sont régis par ses illusions “. Il rejoint ainsi les positions de l’avocat d’Anders Behring Breivik qui avait déclaré que son client était probablement ” dément “, une expression qu’il a par la suite rétractée, préférant dire qu’il avait ” sa propre perception de la réalité “.
Cette dernière formulation, proche de la position défendue par le procureur et les psychiatres, pose problème. L’hostilité à l’islam et au multiculturalisme n’est pas une valeur propre au prévenu. Combattre le complot islamo-marxiste fait partie d’une “guerre de civilisations”, d’un paradigme largement répandu, notamment grâce à l’ouvrage de l’Américain Samuel Huntington. Le conflit en Irak n’a-t-il pas été déclenché par le président Bush au nom de la “guerre du bien contre le mal” ? Le bombardement de la Libye par l’Otan a été effectué au nom de l’amour des victimes de Kadhafi.
Behring Breivik a déclaré avoir commis ses ” exécutions [ ] par amour pour son peuple “. L’attentat doit ouvrir les yeux de la société sur “la guerre du bien contre le mal”, celle entre l’identité chrétienne et l’islamisation de l’Europe. Son action doit rendre visible l’invisibilité d’une guerre souterraine et doit nous réveiller. Le massacre rendrait transparent le danger islamiste. Tout en reconnaissant l’attentat, Breivik ne s’estime pas coupable, car ce type d’action appartiendrait originairement aux “djihadistes”.
Cette procédure de renversement ne lui est pas propre. Au début, les médias se sont d’abord demandé s’il ne s’agissait pas d’un attentat islamiste.
Ensuite, lorsqu’ils ont communiqué que l’auteur était un ” Norvégien de type norvégien “, nombre de ceux-ci ont accompagné cette information de l’assertion que cet ” islamophobe ” usait de la même rhétorique et des mêmes méthodes que les mouvements islamistes, l’attentat réalisé relevant d’ailleurs du même mode opératoire.
La spécificité du prévenu ne réside donc pas dans sa vision du monde, dans des valeurs ou un univers illusoire propres, mais dans le fait qu’il se sente investi d’une mission. Il se présente comme un croisé en guerre contre ” l’invasion musulmane ” et se considère comme ” le chevalier le plus parfait depuis la Seconde Guerre mondiale “. Behring Breivik s’inscrit bien dans la guerre des civilisations. Ce qui le distingue, c’est la manière dont il reçoit le message. Il ne se situe plus dans le laisser-faire ou le laisser dire, mais dans le passage à l’acte.
Il s’offre comme fétiche, car il estime que l’attentat est “cruel mais nécessaire “. C’est lui, qui par son acte, est le porteur de la voix de l’invisible qu’il faut entendre, celle de la guerre “cosmique”. Breivik se pose à la fois comme maître du discours et comme bourreau-victime émissaire. Il correspond ainsi parfaitement à l’antinomie propre à la structure perverse, désarticulée entre la revendication d’un moi fort et le phantasme qui situe le sujet comme objet, ici celui de la guerre des civilisations.
Suite aux déclarations du procureur, les Norvégiens se posent une question : ” Peut-on être considéré comme instable psychologiquement en planifiant des meurtres pendant des années et avec une telle minutie ? ” Le prévenu garde en effet une part de conscience. Sa “folie” résulterait du caractère impératif de l’acte et du fait que, enfermé dans une structure perverse, il se pose en concurrence avec le monopole de la violence légitime de l’Etat.
Ce que les psychiatres ont nommé psychose n’est rien d’autre que la psychose ordinaire envahissant actuellement nos sociétés. La guerre du bien contre le mal est bien la création psychotique d’un nouveau réel, devant se substituer à la réalité des contradictions sociales d’ordre économique et politique. Cette psychose ordinaire, telle qu’elle est décrite par Jacques-Alain Miller, n’est pas propre au prévenu, c’est une psychose de masse existant à une époque où la parole n’opère plus sa fonction de coupure entre la chose et son énonciation.
Enfermé dans l’image qui fusionne ces deux éléments, le sujet n’est plus parlant, mais parlé.
Déclarer irresponsable le prévenu s’inscrit également dans une structure perverse de déni de la psychose sociale révélée par l’attentat. Ne pas juger Breivik fait obstacle à ce qu’une parole puisse se dire et briser l’enfermement dans ce nouveau réel. Il s’agit de nous conforter dans le laisser dire et le laisser faire face à la “guerre des civilisations”.
Note de l’éditeur: je rappelle deux livres que j’ai publiés précédemment:

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