Disparition des oiseaux : les « dommages collatéraux » du modèle agricole européen en vigueur

Disparition des oiseaux de nos campagnes : les « dommages collatéraux » du modèle agricole européen en vigueur

Un article d’Inès TREPANT,  diplômée en politique internationale et en études européennes. Depuis 2004, elle travaille au Parlement européen comme conseillère politique pour la Commission économique et monétaire (jusqu’en 2010) et depuis, pour la Commission du Développement.

Biodiversité, quand les politiques européennes menacent le vivant (ebook)Elle est l’auteure d’un livre de référence :  BIODIVERSITE : QUAND LES POLITIQUES EUROPEENNES MENACENT LE VIVANT.

 

Inès Trépant :

La publication de deux nouvelles scientifiques par le CNRS et le Muséum[1] révélant une diminution d’un tiers des populations d’oiseaux vivant en milieu agricole depuis les années 1990 ne fait que démontrer, une fois de plus, que la Politique Agricole Commune (PAC) constitue un des leviers majeurs pour protéger la biodiversité en Europe. D’abord, parce qu’elle représente aujourd’hui encore 40% du budget annuel de l’Union européenne. Ensuite, parce que les zones rurales représentent plus de 77% du territoire de l’UE (47% de terres agricoles et 30% de forêts).

Si la PAC est devenue mortifère pour la biodiversité, creusant le sillon de la déperdition de la faune et de la flore, il pourrait toutefois en être totalement autrement s’il existait une véritable volonté politique, dans le chef des institutions européennes, de se donner sérieusement les moyens d’honorer leurs engagements internationaux en matière de réalisation des « Objectifs du Développement Soutenable », proclamés en grande pompe à New York en 2015, où la préservation de la biodiversité figure en bonne place.

La prochaine réforme de la Politique Agricole Commune après 2020, dont on attend les propositions législatives de la Commission européenne pour fin mai-début juin, ainsi que la présentation, le 2 mai prochain, du cadre financier pluriannuel (CFP) de l’UE qui définira, pour sa part, le niveau des ambitions qui devront être financées, constituent immanquablement deux rendez-vous majeurs à ne pas manquer. D’abord, parce que le rapport 2015 sur l’état de conservation de la nature dans l’UE[2] désigne l’agriculture comme principal responsable des pressions exercées sur les écosystèmes terrestres pour la période 2007 – 2012 (à hauteur de 20%). Ensuite, parce que la politique agricole dépasse largement le cadre du champ cultivé stricto sensu mais s’immisce et s’imbrique dans de nombreuses politiques sectorielles de l’UE, dont entre autres : la politique énergie – climat, la politique d’innovation et la politique commerciale, pour n’en citer que les plus importantes.

En effet, les produits agricoles sont devenus, au fil du temps, protéiformes et sujets à multiples formes de prédation. Ils constituent désormais une « matière première » pour le développement des « bio »technologies, un des axes clés de la stratégie d’innovation/compétitivité de l’Union européenne ; la fabrication de « bio »produits pour l’essor de l’industrie « bio »chimique ; de « bio »carburants comme alternative au pétrole, pour étancher notre soif insatiable de transports dans une « économie-monde », ou encore d’investissements financiers sur lesquels il est loisible de spéculer. Enfin, ils deviennent une monnaie d’échange dans la conclusion d’accords commerciaux où l’UE s’apprête, entre autres dans le cadre des négociations en cours sur l’accord de libre-échange entre l’UE et le Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay) à sacrifier certains pans de son agriculture (notamment la viande bovine) en échange de nouveaux débouchés pour les entreprises européennes, notamment dans les secteurs clés de l’automobile, de la machinerie, de la chimie et des produits pharmaceutiques. Et ce, quitte à opter pour une plus grande dépendance extérieure au niveau de certains produits alimentaires et à aggraver subrepticement l’exposition des consommateurs européens aux organismes génétiquement modifiés, par exemple, qui entrent déjà massivement dans la chaîne alimentaire européenne par le truchement de l’alimentation animale, notamment le soja transgénique. Sans compter que la culture commerciale de celui-ci est un vecteur puissant de la déforestation (notamment en Amérique latine), qui est elle-même responsable de l’émission de 20% des gaz à effet de serre et que l’UE importe beaucoup plus de produits liés à la déforestation que n’importe quelle autre région dans le monde[3], et ainsi de suite.

 Cette mise en perspective suffit à comprendre pourquoi il faut décloisonner les débats, appréhender la protection de la biodiversité de façon holistique, sous peine de rater le coche.

En renouvelant entre autres l’autorisation d’utilisation du glyphosate pour 5 ans (en dépit qu’il soit classé comme substance « cancérogène probable » par l’OMS), ou en retardant davantage le vote sur l’interdiction totale d’utilisation des pesticides néonicotinoïdes, – alors même que l’Autorité européenne de la sécurité alimentaire (EFSA) a confirmé, dans une nouvelle étude parue en février 2018, le risque de toxicité aigüe des pesticides néonicotinoïdes pour toutes les abeilles -, l’UE et les États membres bafouent allègrement leurs engagements internationaux en matière de protection de la  biodiversité. De la même façon, ils foulent au pied les dispositions des Traités européens en matière environnementale (dont singulièrement les principes de précaution et de pollueur-payeur) et font fi des recommandations scientifiques, dès lors qu’elles sont contraires aux intérêts de l’industrie européenne et de son essor sur les marchés mondiaux.

Pour inverser la vapeur, la mobilisation citoyenne s’impose. En particulier, la réforme de la PAC et la définition du nouveau cadre financier pluriannuel sont deux chantiers majeurs auxquels il convient de nous atteler les prochaines semaines pour faire de l’agroécologie le pilier de la nouvelle Politique Agricole Commune. C’est en opérant ce virage qu’on parviendra réellement à enrayer le rythme frénétique de disparation des espèces, dont l’hécatombe des oiseaux spécialisés aux milieux agricoles, tels que l’alouette des champs, ne constitue que l’arbre qui cache la forêt.

Inès Trépant

[1] https://www.actu-environnement.com/ae/news/disparition-oiseaux-etudes-CNRS-Museum-catastrope-ecologique-30881.php4

[2] « L’environnement en Europe : état et perspectives 2015 », Agence Européenne de l’Environnement.

[3] Selon un rapport publié par la Commission européenne, intitulé « l’impact de la consommation de l’Union européenne sur la déforestation » (2013), l’UE importe beaucoup plus de produits liés à la déforestation que n’importe quelle autre région du monde. selon les chiffres du rapport, entre 1990 et 2008, l’Europe a importé et consommé des produits issus de la déforestation d’environ 9 millions d’hectares (ha) de terres (soit environ 3 fois la taille de la Belgique), contre 1,9 million d’ha pour l’Amérique du Nord et 4,5 millions d’ha pour l’Asie de l’Est (incluant le Japon et la Chine).

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