Une excellente critique du livre Créateurs d'Utopies sur le site Autogestion.coop

Pas de réponses

  1. Pierre Thomé dit :

    Quelques observations à propos de l’analyse de Christian Vaillant
    L’historique du projet du livre, tel que l’évoque Christian Vaillant, comporte une erreur ou plus exactement un oubli important. Comme cela est expliqué dans l’introduction et repris par P. Viveret dans la préface, la question au départ était de se demander si la quasi disparition du mot autogestion dans le langage politique de la gauche (disons de gouvernance ou réformiste), avait pour autant éliminé toutes traces dans la société civile. La première hypothèse a été de rechercher des liens possibles entre autogestion et démocratie participative, le premier titre choisi était d’ailleurs « La démocratie participative dans les pas de l’autogestion », sans même un point d’interrogation ! Après une première enquête auprès d’élus et de militants, nous avons constaté qu’il s’agissait de deux réalités différentes difficilement comparables. Aussi nous nous sommes orientés vers le mouvement social à partir de la définition donnée par Henri Lefebvre (cf. fin du chap. 1 p. 55), d’où l’intention de « nous attarder sur les lieux (là où vivent ou ont vécu les gens) qui donnent sens et saveur à tels moments de la vie social, (en mettant) l’accent sur un processus de réappropriation collective… » (Pierre Sansot), ces lieux, même si nous nous n’y sommes pas toujours rendus, sont très présents dans les souvenirs de ceux et celles qui en témoignent : LIP, le Larzac, Plogoff, Villejean, les Tanneries, une école primaire, etc. Et au final, on aboutit à l’actualité de l’économie sociale et solidaire où l’on a rencontré des personnes tout autant investies, tout autant passionnées… Ce qui conduit à une question-clé : l’ESS crée-t-elle du mouvement social ? La réponse (prudente) étant plutôt oui, même si ce mouvement est sensiblement différent, semble peu organisé et est encore en manque de grande visibilité dans l’opinion publique. Donc le ‘’rêve d’autogestion’’ évoqué par Christian comme charnière, a été une expression secondaire, un titre provisoire dans l’attente évidente d’autre chose.
    En revanche, d’accord avec lui pour souligner l’absence de témoins de la mouvance libertaire des années 1970, avec le mouvement communautaire, les squats … Il n’y a pas beaucoup de communistes non plus, un seul devenu PDG des Tanneries d’Annonay. Ceci-dit deux témoins de l’ESS (chap.7) font allusion à leur appartenance à cette mouvance et un autre évoque l’importance du CLAJ pour sa formation militante.
    Dans cette enquête, dès le départ le choix était clair : il n’y avait aucune intention d’exhaustivité, donc effectivement ce sont bien les réseaux de connaissance qui ont fonctionné sans recherche d’une ‘’objectivité’’ scientifique, nous n’en avions pas les moyens, et ces réseaux, par nos origines et nos engagements, étaient largement issus du christianisme social à connotation marxiste. Il était convenu aussi de faire une grande place à la parole des témoins sans chercher à l’interpréter ou à y plaquer des constructions idéologiques, au-delà de ce que les témoins eux-mêmes pouvaient en dire, ce qui fait que d’un témoin à l’autre il peut y avoir des représentations relativement différentes de la même situation, (un exemple sera évoqué un peu plus loin à propos de l’autogestion). Une historienne et un sociologue ont suivi le travail pour éviter les égarements (tendance à trop vouloir en faire ou en dire), le décès brutal de Françoise Tétard, l’historienne, a été un handicap certain au moment de la construction du texte ce qui peut expliquer quelques erreurs.
    Je partage donc tout à fait l’analyse faite à propos de cette construction en particulier le manque de lien entre le chapitre 1 qui évoque l’émergence du concept d’autogestion, et la première partie (origines de l’économie sociale) du chapitre 7. Ce qui provoque un décalage historique, puisque l’on revient dans le chap. 7 au XIXe siècle pour parler des origines de l’économie sociale avec les associations et mutuelles ouvrières.
    Je reconnais aussi tout à fait la légèreté du traitement du rapprochement conceptuel entre économie sociale et économie sociale et solidaire. Ceci dit j’ai du mal à comprendre la distinction faite par Christian entre d’une part ‘’économie sociale’’ et d’autre part ‘’économie solidaire’’. C’est une découverte pour moi… Selon lui, l’économie sociale est une histoire collective ‘’sans profit’’ (souligné par mes soins) ; étonnante définition, mais faudrait-il encore s’entendre sur le thème profit, et s’il s’agit de bénéfices, il vaut mieux que toute entreprise en fasse, quel que soit son statut, sinon pas d’investissements et pas de participation aux bénéfices pour les associés d’une SCOP. Une association (à but non lucratif par définition), l’une des trois composantes de l’économie sociale, peut très bien faire des bénéfices, mais en revanche ne peut rien redistribuer à ses salariés. Toujours selon Christian, l’économie solidaire est à considérer comme ‘’faisant le bien’’ et il donne comme exemple l’insertion, l’action pour l’environnement … Si je comprends bien Ardelaine devrait se contenter de l’appellation ‘’économie sociale’’, parce que son objet est exclusivement la production de biens de consommation ? En tout cas Ardelaine, tout comme Alternatives économiques, la Péniche…, se situe clairement dans le cadre ‘’économie sociale et solidaire’’, en se référant à la charte actualisée de l’ESS.
    J’en arrive au point central de la discussion : la question de l’autogestion. Il semblerait que Christian ait lu le livre avec une représentation claire et précise de ce qu’elle est et de ce qu’elle n’est pas, faisant de l’égalité de revenu et de l’égalité de compétences (par la polyvalence et l’absence de hiérarchie), le référentiel incontournable pour bénéficier du label ‘’autogestion’’ et à ses yeux seuls deux entreprises parmi les dix citées peuvent en bénéficier.
    Or pour nous, c’est d’abord de la complexité qui ressort de notre enquête. Il semble tout d’abord nécessaire de préciser de quoi on parle : d’un projet politique ou bien d’une pratique ?
    Le projet politique, par définition, projette une société idéale de liberté, d’autonomie, de démocratie directe… dans laquelle l’exploitation, l’aliénation seraient bannies. Dans cette perspective, on ne peut séparer socialisme et autogestion. En effet, après la guerre d’Algérie, l’autogestion est venue à point pour redonner du souffle au socialisme français déshonoré par cette guerre et moribond. La CFDT et le PSU, puis la Deuxième gauche, furent porteur du socialisme autogestionnaire, redevenu simplement socialisme avec l’arrivée au pouvoir de F. Mitterrand en 1981. Michel Rocard explique bien toute cette évolution dans le chapitre 1. En fait, l’autogestion dans ce cas ne fut que ‘’brise légère’’ et n’a pas ébranlé le monde. Aujourd’hui, seuls les Alternatifs Rouge et Vert, et peut-être aussi le Parti de Gauche, restent porteurs de ce projet, le livre « Autogestion hier, aujourd’hui et demain » (Collectif L. Collonges) est d’ailleurs écrit en partie comme le véritable programme politique des Alternatifs.
    Pour la pratique (ou la praxis), il semble nécessaire de distinguer ce qui relève du mouvement et ce qui relève de la gestion directe d’une entreprise SCOP ou association.
    C’est dans le mouvement, tel que défini par Henri Lefebvre (fin chap.1, p.55), que l’on repère plus facilement le souffle autogestionnaire (assemblées générales fréquentes et souveraines, par exemple). Mais là encore cette labélisation ne fait pas l’unanimité. À LIP par exemple, Raymond Burgy, l’un des leaders CFDT, se hérisse dès que l’on prononce le mot : « on n’a jamais parlé comme ça, dit-il, ce qui paraît important, c’est comment on décidait ce qu’on allait faire et comment on s’y prendrait pour le faire… » (p. 190) – ce qui suit figurait dans une première version beaucoup plus longue – « Je n’admets pas que l’on profite d’un conflit pour en faire un banc d’essai. Quand j’ai vu tout le débarquement de l’extrême-gauche, dont un certain Alain Badiou, qui vient vous dire ‘’on va vous expliquer ce qui se passe et comment il faut faire’’, alors là, je ne supportais pas et je n’aimais pas les voir aux assemblées générales ». Il est vrai que les principaux leaders de la Gauche prolétarienne, la GP, (Benny Lévy, Alain Geismar, Serge July…) se rendaient souvent à Besançon et, pour la petite histoire, ils en auraient même, d’après Hervé Hamon et Patrick Rotman dans Génération 2. Les années de poudre (1988, Seuil), tiré leçon au point de s’auto-dissoudre : « ce que LIP met en cause, c’est notre raison d’être […] Le grand problème est de savoir se dégager, de savoir dire à-dieu, de ne pas s’accrocher aux fétiches […] LIP, ce n’était pas du flanc, on pouvait partir en beauté » (Benny Lévy).
    En revanche, pour Roland Vittot, autre leader CFDT, il y avait bien un « esprit autogestionnaire » (p. 190) ; alors que pour Charles Piaget « l’air de l’autogestion c’est bien, mais tu as aussi besoin de l’air des champs ! » (p. 190). Notons également que dans le film « Les LIP, l’imagination au pouvoir » de Christian Rouaud, le mot autogestion n’est pas prononcé une seule fois.
    Un autre témoin, cette fois-ci du Larzac, fait le constat que lors des AG qui rassemblaient paysans et comités de soutien « il y a eu de sérieux affrontement et c’est normal ; discuter, s’engueuler, c’est la base même de la démocratie… ou de l’autogestion, c’est comme tu veux, pour moi c’est la même chose démocratie et autogestion ! » (Bernard Huissoud p. 76)
    Donc les points de vue divergent sur l’usage du mot, mais je ne pense pas qu’il faille y attacher trop d’importance. Et quand on en arrive à la gestion proprement dite, alors là les choses se compliquent encore plus ! Christian Vaillant fait de la Péniche et d’Ardelaine, les seules entreprises réellement autogérées parmi les 10 citées.
    La Péniche est effectivement la seule qui s’en revendique. Ils sont six associés (trois au moment de l’entretien en 2009) à peu près de même niveau de formation, travaillant dans le même bureau, sur les mêmes productions et à égalité parfaite de rémunération. Ce fonctionnement correspond tout à fait à ce que dit le PDG (ex délégué CGT) des Tanneries d’Annonay à propos de l’autogestion : « L’autogestion, gérer ensemble, est peut-être possible avec une petite équipe de gens qui font la même chose, architectes par exemple, avec le même niveau de qualification. Dans une entreprise comme les Tanneries, c’est au moins dix décisions par jour à prendre très rapidement sous peine de perdre des marchés et là, le PDG est seul à pouvoir décider. » (Lucien Alluy p. 207). Pour Odile Jacquin, associée de la Péniche depuis 2006, « l’autogestion doit s’envisager comme une création organique souple qui va d’une forme à la suivante en fonction des personnes qui la font » (p. 261).
    Mais ce qui paraît possible à six, l’est-il à 44 ? Tant qu’Ardelaine a fonctionné avec ses cinq fondateurs, pas de problème, mais au fur et à mesure que l’entreprise s’est développée, il a fallu établir des règles et une équipe de ‘’cadres’’ s’est mise en place : ils sont quatre à veiller à la bonne marche de la SCOP et à mettre en œuvre les décisions du conseil d’administration élu par l’assemblée générale annuelle des associés. Signe de cette hiérarchie reconnue : les cadres cotisent à une caisse de retraite complémentaire de cadres, cette cotisation supplémentaire est compensée par un salaire légèrement plus élevé (+0,2) que la base commune à tous, actuellement le SMIC. Il faut aussi noter que la moitié des salariés ne sont pas à ce jour, associés de la SCOP (ce qui demande de consacrer 5% de son salaire brut), cette différence de statut n’est pas sans créer parfois quelques tensions dans la gestion du temps de travail par exemple.
    Donc Ardelaine semble plus éloignée de l’autogestion que le laisse entendre Christian. Béatrice Barras, quand elle évoque Ardelaine avec toujours la même passion, préfère parler de ‘’coopération’’ plutôt que d’autogestion. « En 35 ans, nous avons appris ce qu’était une construction collective […] Ce qui rassemble c’est une œuvre commune à plusieurs dimensions que l’on doit faire avancer en tenant compte des changements qui interviennent dans le collectif. » (p. 281)
    Finalement, et ce sera ma conclusion, ce que je retiens de cette longue enquête sur trois années, ce n’est pas un mot à usage complexe, mais la rencontre avec des personnes passionnées et passionnantes, qui ‘’pensent global et agissent local’’ en appui sur des valeurs humaines universelles et non sur l’argent, même s’il en faut, et c’est pour cela que nous les avons nommés ‘’Créateurs d’utopies’’ !

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