Pour en finir avec le dogme économique, par Alain GRANDJEAN

Pour en finir avec le Dogme

Posté le janvier 19th, 2012

Nul ne peut affirmer que l’Euro va survivre à 2012, année de très grosses émissions obligataires de la part des Etats européens  et des banques. La perte du  Triple A[1] est de mauvais augure tout comme le blocage de la négociation avec les créanciers privés de l’Etat grec ; il semble bien que certains fonds, « gavés » de CDS n’aient pas intérêt à apporter leurs titres sur la table[2]. Sur un plan complètement différent, nul ne sait si la combinaison d’un durcissement des opinions publiques américaines et israéliennes,  de tensions avec l’Iran, et de pression sur le pétrole ne va pas conduire aux scénarios malheureusement les plus classiques de sortie de crise économique : des conflits qui réactivent les dépenses militaires. En revanche, il est clair que nous vivons les derniers jours de la toute-puissance du Dogme. Il montre chaque jour un peu plus sa nocivité et son inadéquation aux réalités. Mais il est cependant encore vivace, et son agonie pourrait être longue et coûteuse pour ceux et celles dont il exige le sacrifice. Il reste donc essentiel de l’achever !

Au fait de quoi s’agit-il ? Il y a quelque temps on parlait de « pensée unique », certains évoquent «l’ ultra-libéralisme ou le néo-libéralisme [3] ». Si vous avez la chance de parler en petit comité avec un thuriféraire de cette « pensée » il va vous présenter comme scientifiquement acquises[4] quelques idées simples. Le dogme tient en ces quelques idées, évidemment abondamment justifiées par moult études et « exemples archétypiques »[5] et par ailleurs adroitement compliquées pour que le commun des mortels ait le sentiment que tout cela c’est du solide mais que ça le dépasse …
Ce  Dogme a évidemment des variantes en fonction des contextes historiques géographiques et institutionnels. On doit à John Williamson de l’avoir formulé dans le cadre des plans de restructuration (dits également « plans d’ajustement structurels ») pilotés par le FMI. C’est le « consensus de Washington ». En voici une version en quelques phrases[6].

  1. Stricte discipline budgétaire visant à équilibrer les comptes publics en limitant les dépenses publiques
  2. Discipline budgétaire s’accompagne d’une réorientation[7] des dépenses publiques des secteurs offrant à la fois un fort retour économique sur les investissements, et la possibilité de diminuer les inégalités de revenu (soins médicaux de base, éducation primaire, dépenses d’infrastructure) ;
  3. Réforme fiscale (élargissement de l’assiette fiscale, diminution des taux marginaux) visant en théorie à favoriser la création de richesses[8] ; en pratique elle conduit à augmenter massivement les inégalités.
  4. Libéralisation des taux d’intérêt et leur  fixation sur le marché
  5. Taux de change unique et compétitif et bien sûr mise en place de changes flottants
  6. Libéralisation du commerce extérieur  pour mettre en place le libre-échange des marchandises
  7. Elimination des barrières aux investissements extérieurs (libre circulation des capitaux)
  8. Privatisation des monopoles ou participations ou entreprises de l’État, qu’il soit — idéologiquement — considéré comme un mauvais actionnaire ou — pragmatiquement — dans une optique de désendettement ; l’Etat doit se limiter aux fonctions régaliennes (sécurité intérieure, armée, justice) et au plan économique à assurer une concurrence libre et non faussée entre les agents économiques.
  9. Dégréglementation des marchés (par l’abolition des barrières à l’entrée ou à la sortie) ;
  10. Protection de la propriété privée, dont la propriété intellectuelle. Plus généralement l’idée que l’entreprise doit être gérée en fonction des intérêts exclusifs de ses actionnaires[9].

Dans le cadre de l’Euro[10], se rajoute ce qui concerne la gestion de la monnaie qu’on peut résumer en quelques phrases :

  • 11 : La monnaie (M1 celle qui circule dans l’économie) est créée par les banques secondaires et c’est bien ainsi. La Banque centrale ne doit créer que la monnaie centrale (M0, pour assurer la liquidité du système bancaire) et agir sur les taux d’intérêt pour piloter la création monétaire de second rang. Techniquement elle doit appliquer la « règle de Taylor «  qui permet de calculer, en théorie, le taux à court terme souhaitable en fonction de quatre critères simples[11].
  • 12 : Le problème économique majeur c’est l’inflation, source de distorsions économiques et potentiellement de graves désordres. L’inflation est toujours un phénomène d’origine monétaire. La monnaie ne peut avoir d’effet sur l’activité économique.
  • 13 : La banque centrale doit avoir  pour mission exclusive de limiter la hausse des prix à une cible étroite (2 à 2,5%) ; pour ce faire elle doit rester indépendante des gouvernements. Il en résultera des taux d’intérêt à long terme les plus bas possibles
  • 14 : Elle ne doit en aucun cas financer les déficits publics (par monétisation de la dette)  pour éviter tout dérapage budgétaire  et être un des garants du point 1 de la doxa.

Un échec retentissant

Ce dogme a effectivement bien été mis en œuvre dans les dernières décennies. Concernant la zone Euro, il a même acquis la force d’un traité : c’est le cœur technique du Traité de Maastricht, transformé en traité de l’Union Européenne. Il a conduit à un désastre économique, social et écologique. Certaines des réformes qu’il a permises étaient de bon sens : mettre de la concurrence quand on peut et sortir des monopoles (ou pire de la domination d’administrations corrompues) est évidemment souhaitable.
Mais aucune des assertions qu’il considère comme « toujours vraies » ne résiste à l’analyse critique. Les économistes les ont toutes  démontées.[12] Le problème du Dogme c’est bien son caractère dogmatique… Limitons nous à trois  exemples.

  1. Il est faux de dire que l’inflation est toujours d’origine monétaire. La hausse des prix que nous avons subie dans la décennie 70 provient évidemment du choc pétrolier. Inversement c’est le contre-choc pétrolier et non la hausse des taux d’intérêt décidée par  le président de la Banque Fédérale américaine Paul Volcker en 1979 qui a permis de retrouver une inflation basse à partir de la fin des années 80.
  2. Il est faux de dire que la « grande modération » c’est-à-dire la faible hausse des prix de détail (hors logement) que les économies occidentales ont connue depuis la fin des années 80 est due à la politique monétaire des banques centrales. C’est une coïncidence. La pression sur les prix due à la concurrence des pays émergents et la désindexation des salaires en est une explication bien plus convaincante.
  3. Le libre-échange ne conduit pas à un optimum économique ni en théorie[13] , ni en pratique. Le protectionnisme s’est pratiqué sous bien des formes (via les normes, la gestion des prélèvements obligatoires, ou via les tarifs) et dans bien des cas au bénéfice des parties considérées.

Les faits ont démontré l’échec du Dogme. La crise écologique et la tension sur les ressources s’aggravent. Les crises financières se multiplient et montrent que les marchés financiers ne sont pas efficients (points 7 et  9 du Dogme). Les dettes publiques et privées échappent à tout contrôle.  La Banque Centrale est amenée à contrevenir à sa propre doctrine en prêtant massivement  aux banques pour leur éviter la faillite. Le chômage et  la sous-activité non choisie  restent  un fléau majeur de nos économies. Les inégalités s’accroissent au point de devenir socialement intolérables. Les revenus financiers deviennent aberrants, leur part du revenu national sans rapport démontrable avec leur intérêt social…Cette croissance est évidemment due à la  possibilité pour ces acteurs de bénéficier d’effets de levier considérables (la création monétaire bancaire permettant de développer l’activité de crédit vers les opérations de marché les plus rentables et les plus risquées. Elle a permis la création de mastodontes bancaires « too bigs too fail » se mettant en position de chantage et dont le sauvetage a nécessité une intervention massive des Etats et a engendré une part significative de leurs difficultés actuelles en Europe.
Mettre au pas la finance.

Ayant fait table rase du Dogme,  il nous reste maintenant à proposer des solutions pour sortir du guêpier.  A l’évidence il va falloir agir sur le cœur du capitalisme financier actuel qui est à l’origine de nombre de nos désordres et qui est le plus ardent défenseur du Dogme. Il va falloir en particulier réarmer financièrement les Etats face aux puissances financières considérables des marchés et des banques[14]. L’ampleur et la vitesse de la crise énergétique et écologique nécessitent un programme d’investissements que seul les puissances publiques pourront assumer, par création monétaire directe de la Banque Centrale[15]. Mais sans régulation simultanée des marchés financiers ces liquidités finiront par se retrouver dans les « trous noirs » que constituent ces marchés, alimenter la production de bulles et tous les désordres qui en résultent.
Les propositions centrales, au plan monétaire et financier[16],  vont consister à :

  • mettre la création monétaire au service d’un grand plan de transition énergétique et écologique pour accélérer la transition de notre modèle de développement vers un modèle soutenable, bas carbone et sobre en ressources.
  • faire la chasse aux paradis fiscaux, interdire les opérations de gré à gré pour que la réglementation des activités bancaires et financières redeviennent possible, abolir la directive M.I.F.[17].
  • mettre en place des règles qui interdisent les activités les plus déstabilisantes[18], permettent de réduire l’effet de levier et encadrent les activités spéculatives légitimes.
  • séparer les activités bancaires socialement indiscutables  (prêts aux particuliers et aux entreprises de l’économie réelle, gestion de l’épargne, gestion des couvertures de risques ..) qui peuvent et doivent bénéficier de garanties publiques (notamment des dépôts bancaires) des activités de marché ou des activités de capital investissement.
  • imposer des règles comptables  qui ne permettent pas de camoufler une situation désastreuse [19]et des ratios prudentiels qui soient plus exigeants et contracycliques [20]

Il faut évidemment rentrer dans le détail de ces mesures pour qu’elles puissent être applicables.
A ce sujet je vous signale la parution d’une nouvelle version du livre « 20 propositions pour réformer le capitalisme », qui sort le 1er février aux éditions Flammarion. Ce livre est rédigé par des experts de la finance et de la gestion responsable des entreprises, et coordonné par Gaël Giraud et Cécile Renouard. Il fournit de nombreuses mesures assez précises pour avancer vers la régulation de notre économie. Une note de synthèse en sera bientôt présentée ici.

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